Nouvelle étape : la Turquie.
Nous traversons tout d’abord le Kurdistan turc. Si nous ne le savions pas, les gens, deux doigts en V, qui nous disent fièrement et dans un grand sourire « Kurdistan » nous l’auraient vite rappelé. Pacifiée, cette région n’en reste pas moins un carrefour particulier : les vallées ici relient l’Iran, l’Irak et la Turquie. Les militaires pour une fois fouillent sérieusement notre véhicule. Entre le monde des interdits, celui de la peur et celui de la consommation on veut bien croire que les trafics puissent fleurir.
Un discret panneau annonce « Europa ».
Les paysages restent les mêmes qu’en Iran, mais des images nouvelles nous parviennent. Dans un champ, sous un arbre, des femmes jouent à la balançoire. Les écolières en jupe se rendent à l’école ou au lycée. Les statues rappellent partout le souvenir d’Atatürk. A Yuksekova, première de nos étapes, une nuée d’enfants s’agglutine autour de nous, fascinée de voir arriver là des voyageurs et un véhicule si étranges. Les magasins proposent tous ce dont nous disposons « à la maison ». Nous avons changé de civilisation.
Dix jours intenses pour un aperçu de la richesse et de la variété de la Turquie. Aux montagnes enneigés de l'Est (nous passons un col à plus de 2700 m) succèdent les collines de l’Anatolie. Un bout de paradis. Le Tigre et de l’Euphrate qui s’étirent sur notre route arrosent généreusement la région. Nous traversons ces fleuves qui cessent de n’être que des traits sur la carte du monde ou dans les livres d’histoire pour devenir des compagnons de voyage. Les grands barrages, perles sur deux fils bleus, aident à faire de cette région une zone fertile. Au pied des collines la Mésopotamie. Même si nous passons deux jours à Mardin, village d’où l’on domine la plaine, celle-ci n’aura pas voulu nous laisser voir son visage, couverte d’une brume persistante. Notre route nous conduisant ensuite vers l’Ouest, nous laissons là la Mésopotamie et son mystère.
Les ruines grecques ou romaines succèdent aux châteaux, aux monastères et aux églises des différentes confessions chrétiennes. Chaque jour nous offre son lot d’histoire. Lieu peut-être le plus singulier, reflet de la mégalomanie d’un roi, le mont Nemrut, où des statues monumentales font depuis deux mille ans face à l’horizon. Avec elles nous contemplons le soleil se lever et embraser les montagnes. Une montée abrupte mène au sommet, le rickshaw avait fini péniblement par atteindre le sommet, tordant le coup à tous les grincheux qui nous disaient sur le chemin : « Vous n’y arriverez pas ! ». Mais on commence à connaître le refrain par cœur et dans toutes les langues.
Sur une route sinueuse, dans un petit village, nous croisons deux motards, un anglais et un allemand. Le désormais traditionnel « Ah c’est vous les gars en rickshaw ! » et la discussion s’engage, chacun émerveillé de ce qu’a pu faire l’autre. Mohammed, un villageois, arrive un plateau à la main : un verre de lait pour chacun pour cette rencontre internationale. Quand la parole fait défaut, les gestes prennent plus de sens.
La Turquie est le pays où nous connaissons nos premières difficultés avec le rickshaw. Quelques kilomètres avant la sortie de l’Iran nous avions eu droit à une « fuite » d’huile. A un barrage de contrôle, un militaire nous fait signe de sortir. Constat rapide, l’arrière du rickshaw est noir d’huile. En toute simplicité c’est le bouchon du réservoir qui a préféré rester en Iran ! Rien de grave mais premier incident donc.
Dans les vallées iraniennes nous avions expérimenté l’utilisation du moteur secondaire (on fait descendre Ailred qui pousse) ; pour rejoindre, au-dessus du lac de Van, le cratère du mont Nemrut, différent de celui évoqué avant, il nous faudra sortir tous les bagages, bidons et autres roues de secours pour pouvoir franchir une piste en travaux, raide autant que sablonneuse. Le rickshaw passé, nous montons à pied les affaires abandonnées un moment. Au sommet, la récompense n’en est que plus belle : nous campons dans le cratère d’un volcan éteint, au sein duquel se cache un lac d’une pureté irréelle. Quoi se mieux pour fêter dans la simplicité son anniversaire !
Mais si certaines difficultés donnent de la saveur au chemin, d’autres nous inquiètent plus : le moteur nous gratifie de bruits de plus en plus étonnants, accentués dans les montées qui se succèdent ou dans les nombreuses zones de travaux (il semble que tout ce qui n’est pas à deux fois deux voies dans la région soit en passe de le devenir). Cela teinte le plaisir de la route d’une pointe d’inquiétude. Si nous avions le sentiment d’avoir fait le plus dur après avoir passé les interminables étendues indiennes, pakistanaises, iraniennes, la mécanique nous rappelle qu’il reste encore 10000 km à parcourir.
La Turquie est une étape charnière, à mi-chemin de notre parcours ; après le temps des pays immenses, les étapes qui viennent se succéderont plus rapidement. Nous sommes rentrés dans un monde moins déroutant, moins incertain, plus proche. Le moment de regarder le chemin parcouru, de penser à ceux qui ont donné son sens à la route, à tous ceux qui nous ont ouvert leur porte et leur cœur. Aux associations qui nous on donné un témoignage d’engagement et d’espoir malgré les difficultés. A ceux pour qui aujourd’hui est une épreuve, compagnon de route éphémère enlevé au Pakistan, pakistanais aux prises avec les combats, iraniens qui cherchent à secouer le joug qui les enserre,…
Ailred
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